Depuis de nombreuses longues générations, les Rosenfeld et les Lefèvre se sont toujours considérés comme des rivaux. Familles habituées au conseil du roi, elles étaient contraintes de se fréquenter et, bien souvent, leurs avis divergeaient. Mais les choses ne dérapèrent que très récemment.
Le père d’Eugénie était membre du conseil. Comme son père. Comme son grand-père. Après tout, il faisait partie d’une des grandes familles des De Chateaubriand, à un tel point qu’il avait fini par épouser une des filles du roi de l’époque. Cependant, le père de Théodore voyait d’un très mauvais œil ses actions ; il le soupçonnait de tous les maux, allant de la corruption aux pots-de-vin, et il se mit rapidement à enquêter sur son principal rival. La famille Lefèvre commença à lancer des rumeurs sur la famille Rosenfeld. Cependant, dans les couloirs, Eugénie et Théodore étaient amis. Meilleurs amis, même. Amants, peut-être. Les conflits de leurs familles ne semblaient pas les atteindre. Ils étaient seulement contraints de faire semblant. De faire semblant de se détester aux yeux de leurs parents. Mais, régulièrement, des disputes éclataient entre eux à propos des classes. De leurs familles.
C’était idiot. Mais, malgré leur amitié, leur amour, cela leur tenait à cœur. Ils avaient été élevés de cette manière, après tout.
La mère d’Eugénie, la princesse du royaume, mourut il y a cinq ans. Et, au même moment, le père de Théodore réussit à mettre la main sur des preuves démontrant les délits du père Rosenfeld. Les choses allèrent vite. Sans doute trop vite. Il y eut un jugement qui condamna à la prison le rival des Lefèvre ; les enfants furent délogés du palais royal et se retrouvèrent à la rue, orphelins de mère et parias. Ils devinrent des Salvage. Et, pour la première fois, la guerre entre les deux familles prit fin : les Lefèvre l’avaient emporté.
Théodore ne put s’empêcher, quelque part, d’être satisfait d’enfin voir sa famille briller par rapport à celle qui leur avait toujours fait de l’ombre ; sur le coup, il n’avait pas pensé aux répercutions, à ce que cela allait bien pouvoir changer dans sa relation avec sa meilleure amie et amante. Eugénie, elle, fût contrainte d’élever ses frères et sœurs dans une pauvreté absolue, livrée à elle-même avec ses six frères et sœurs. Et elle commença à en vouloir à Théodore. A lui en vouloir pour une chose dont il n’était même pas fautif ; elle avait reporté toute sa rage sur lui, toute cette rancœur qu’elle accumulait au fil des jours. C’était de la faute de son père. C’était à cause de lui qu’elle était contrainte de négliger ses études simplement pour que sa famille puisse s’en sortir. C’était à cause de lui que son père était derrière les barreaux, et qu’il sombrait peu à peu dans l’alcoolisme. C’était à cause de lui qu’elle avait été contrainte d’abandonner ses ambitions, qu’elle était devenue une princesse déchue. Alors, tout changea du jour au lendemain. Alors, depuis un peu plus de quatre ans, elle ne fait que l’insulter. Lui en vouloir. Le détester. Une fois, même, elle faillit en venir aux mains. Au fond, elle était blessée bien plus que nécessaire ; elle ne parvenait simplement pas à faire le deuil de son ancienne vie. Le deuil de ce qu'elle avait un jour été : une princesse royale. La meilleure amie et amante de l'héritier de la famille rivale.